2
À partir du deuxième jour. Rowan ne prononça plus un mot. Elle passait son temps sous le chêne, dans un fauteuil blanc en osier, les pieds posés sur un coussin ou, parfois, à même l’herbe. Elle fixait le ciel, ses yeux semblant suivre un défilé de nuages, alors que le ciel de printemps était uniformément bleu.
Elle contemplait le mur, ou les fleurs, ou les ifs. Elle ne regardait jamais vers le sol.
Peut-être avait-elle oublié la double tombe, juste sous ses pieds. L’herbe repoussait vite dessus, comme toute la végétation de Louisiane, au printemps. Il avait beaucoup plu et, parfois, il y avait eu du soleil et de la pluie en même temps.
Elle ne mangeait qu’une petite moitié de ce qu’on lui préparait, disait Michael. Elle ne semblait pas avoir faim. Mais elle était pâle, immobile, et ses mains, lorsqu’elle les remuait, tremblaient.
Toute la famille venait la voir. Des groupes de parents traversaient la pelouse et se tenaient en retrait, comme pour la ménager. On lui disait bonjour, on prenait des nouvelles de sa santé, on la trouvait magnifique. Et c’était vrai. Puis on s’en retournait.
Mona observait tout cela.
La nuit, selon Michael, Rowan dormait comme si elle était épuisée, comme après une dure journée de travail. Elle prenait son bain seule, ce qui effrayait Michael. Elle s’enfermait toujours dans la salle de bains et, s’il tentait de rester auprès d’elle, elle s’asseyait sur la chaise, le regard ailleurs, sans rien faire. Elle ne bougeait pas avant qu’il ne s’en aille. Il entendait le bruit de la serrure.
Quand des gens parlaient, elle écoutait. Du moins au début. De temps en temps, quand Michael l’implorait de parler, elle lui serrait la main, comme pour le réconforter ou réclamer sa patience. C’était un spectacle attristant.
Michael était le seul qu’elle touchât. Elle lui faisait aussi de petits gestes signifiant qu’elle comprenait, mais sans jamais changer l’expression de son visage ni remuer ses yeux gris.
Ses cheveux étaient à nouveau longs et même légèrement blondis par le soleil. Pendant son coma, ils étaient de la couleur du bois flotté échoué sur les bords vaseux des rivières. Maintenant, ils avaient l’air vivants.
Tous les matins, Rowan se levait d’elle-même. Elle descendait lentement l’escalier en tenant la rampe de la main gauche et une canne de l’autre. Si Michael l’aidait ou si Mona lui tenait le bras, elle ne semblait pas s’en apercevoir.
Parfois, elle s’arrêtait devant sa coiffeuse avant de descendre et se mettait un peu de rouge à lèvres.
Mona le remarquait toujours. Il lui arrivait de l’attendre dans le couloir et de la regarder faire.
Rowan portait une chemise de nuit ou un négligé, selon le temps. Tante Béa les achetait et Michael commençait par les laver. Rowan lavait toujours les vêtements qu’elle venait d’acheter avant de les porter. Il les posait sur le lit.
Non, rien à voir avec la catatonie, pensait Mona. Les médecins, bien qu’incapables de faire un diagnostic, l’avaient d’ailleurs confirmé. Un jour, l’un d’eux, un crétin, selon Michael, avait piqué la main de Rowan avec une épingle. Elle avait doucement retiré sa main et avait posé l’autre dessus. Michael s’était mis en colère. Mais Rowan n’avait ni regardé le type ni dit un mot.
— J’aurais aimé voir ça, avait dit Mona à Michael.
Il ne l’avait sûrement pas inventé. Quelle bande de charlatans, ces médecins ! À l’hôpital, ils s’amusaient peut-être à enfoncer des épingles dans une poupée à l’effigie de Rowan. Une sorte d’acupuncture vaudou. Cela ne l’aurait pas autrement étonnée.
Que ressentait Rowan ? Se souvenait-elle de quelque chose ? On savait seulement par Michael qu’elle était sortie de son coma en pleine possession de ses facultés, qu’elle avait discuté avec lui pendant des heures, qu’elle savait tout ce qui s’était passé et que, pendant son coma, elle avait tout entendu et tout compris. Un événement épouvantable s’était produit le jour de son réveil. « Il y en avait un autre. » Et les deux avaient été enterrés sous le chêne.
— Je n’aurais jamais dû la laisser faire, avait dit Michael à Mona des centaines de fois. L’odeur qui venait du trou, les restes… J’aurais dû m’en occuper moi-même.
Et à quoi ressemblait l’autre ? Qui l’avait traînée jusqu’en bas ? Raconte-moi tout ce que Rowan t’a dit. La curiosité de Mona était intarissable.
— J’ai lavé ses mains pleines de boue, avait appris Michael à Aaron et à Mona. Elle ne cessait de les regarder. Je suppose qu’en tant que médecin elle n’aime pas avoir les mains sales. Un chirurgien se lave les mains combien de fois par jour ? Elle m’a demandé comment j’allais. Elle voulait…
Il avait fondu en larmes les deux fois où il avait raconté cela.
— Elle voulait prendre mon pouls. Elle s’inquiétait pour moi !
Je ne sais pas ce que j’aurais donné pour voir ce qu’ils ont enterré, se répétait Mona. Si seulement elle pouvait me raconter !
Cela lui faisait vraiment drôle d’être riche, d’avoir été désignée comme héritière à treize ans, d’avoir un chauffeur et une voiture. Pas n’importe quelle voiture, une somptueuse limousine noire et luisante, avec un lecteur de CD et de cassettes, une télévision en couleurs et un réfrigérateur bourré à craquer de glace et de Coca light. Elle avait aussi de l’argent plein son porte-monnaie, en coupures de vingt dollars, et des quantités de nouveaux vêtements. Et puis elle faisait réparer la vieille maison à l’angle de St-Charles et d’Amelia, où des décorateurs l’attrapaient au vol pour lui montrer des échantillons de « soie sauvage » ou de « papier mural » peint à la main.
Elle avait une envie folle de savoir, de comprendre les secrets de cet homme et de cette femme, de cette maison qui lui reviendrait un jour. Un fantôme mort était enfoui sous le chêne. Toute une légende reposait à six pieds sous terre, arrosée par les pluies printanières. Et, dans les bras du cadavre, l’un de ses semblables. Cela lui paraissait magique. Même la mort de sa mère ne l’avait pas exaltée à ce point.
Mona parlait à Rowan. Beaucoup.
En tant qu’héritière désignée, elle avait sa clé de la maison. Et aussi parce que Michael l’avait voulu ainsi. Et Michael, qui ne la regardait plus avec désir, l’avait pratiquement adoptée.
Elle allait dans le jardin de derrière, traversait la pelouse en évitant la tombe quand elle y pensait, puis s’asseyait à la table d’osier et disait :
— Bonjour, Rowan.
Puis elle se mettait à parler, à parler.
Elle racontait à Rowan où en était Mayfair Médical, le site qui avait été choisi, le système de chauffage et de climatisation retenu, l’avancement des plans.
— Ton rêve est en train de prendre forme, disait-elle. La famille Mayfair connaît cette ville mieux que personne. Nous n’avons pas besoin d’études de faisabilité et de ce genre de chose. Cet hôpital sera exactement comme tu l’as voulu.
Aucune réaction. Rowan s’intéressait-elle encore à ce grand complexe médical ? Celui qui allait révolutionner les relations entre les patients et leurs familles, et où des équipes de spécialistes assisteraient même les malades anonymes ?
— J’ai trouvé tes notes, reprit Mona. Elles n’étaient pas sous clé. J’ai pensé qu’on pouvait en disposer.
Aucune réponse. Les gigantesques branches du chêne remuèrent légèrement. Les feuilles des bananiers fouettèrent le mur de brique.
— Je suis allée moi-même devant le Touro Infirmary et j’ai interrogé les gens pendant des heures. Une sorte de sondage. Je leur ai demandé leur conception de l’hôpital idéal.
Rien.
— Tante Évelyne est à Touro en ce moment. Elle a eu une attaque. On ferait mieux de la ramener à la maison, mais je ne suis pas certaine qu’elle ferait la différence.
Mona avait envie de pleurer dès qu’elle parlait d’Évelyne l’Ancienne. Même chose pour Yuri. Elle préféra s’abstenir. Elle ne mentionna pas qu’il n’avait donné aucune nouvelle depuis trois semaines. Elle ne dit pas qu’elle était amoureuse de ce charmant et mystérieux jeune homme aux manières britanniques, qui avait plus du double de son âge.
De toute façon, elle avait déjà expliqué tout cela à Rowan quelques jours plus tôt : comment Yuri était venu de Londres pour aider Aaron Lightner, qu’il était gitan et qu’il comprenait les choses que Mona comprenait. Elle lui avait même raconté leur rencontre dans sa chambre la veille du départ de Yuri.
— Je me fais beaucoup de souci pour lui.
Rowan ne la regardait jamais.
Que dire encore ? La nuit dernière, elle avait fait un rêve horrible à propos de Yuri, mais elle ne se souvenait pas de son contenu.
— Évidemment, c’est un adulte. Il a plus de trente ans. Il est assez grand pour veiller sur lui-même. Mais il pense que le Talamasca pourrait s’en prendre à lui.
Elle avait peut-être tort de faire toutes ces confidences à quelqu’un qui ne pouvait ou ne voulait répondre. Mais elle aurait juré que Rowan était consciente de sa présence. Peut-être, tout simplement, parce qu’elle n’avait pas l’air de s’ennuyer. Mona n’avait pas l’impression de l’importuner.
Ses yeux balayèrent le visage de Rowan. Son expression était grave ; elle avait forcément une activité cérébrale. En tout cas, elle avait l’air mille fois mieux que lorsqu’elle était dans le coma. Et elle avait boutonné son négligé. Michael avait assuré que ce n’était pas lui. Hier, elle avait mis un bouton et, aujourd’hui, trois.
Inutile d’essayer de lire dans ses pensées. Mona savait que le désespoir peut rendre un esprit aussi opaque qu’une fumée épaisse. Était-ce le désespoir qui avait mis Rowan dans cet état ?
Mary Jane Mayfair, cette givrée qui habitait Fontevrault, était venue le week-end dernier. Elle se décrivait elle-même comme une vagabonde, une flibustière, une voyante et un génie. Rien de moins qu’une puissante et redoutable sorcière de dix-neuf ans et demi.
— Rowan va très bien, avait-elle diagnostiqué après l’avoir observée.
Elle avait repoussé son chapeau de cow-boy en arrière.
— Ouais ! Vous tracassez plus ! Elle prend son temps, mais elle sait très bien où elle va.
— C’est qui, cette toquée ? avait demandé Mona, touchée par cette « gamine » qui était pourtant de six ans son aînée.
C’était une espèce de sauvageonne vêtue d’une jupe en jean lui arrivant à mi-cuisses et d’une chemise bon marché bien trop étriquée pour sa poitrine plantureuse. Il y manquait d’ailleurs un bouton crucial, ce dont elle jouait à la perfection…
Évidemment, Mona savait qui était Mary Jane. Elle vivait dans les ruines de la plantation de Fontevrault, dans le bayou. Ce coin était légendaire pour ses braconniers qui tuaient de magnifiques hérons à col blanc, ses alligators capables de retourner un bateau comme un rien et ses Mayfair complètement fous, qui s’obstinaient à refuser de monter les marches de la maison d’Amelia, à La Nouvelle-Orléans.
Mona mourait d’envie de visiter Fontevrault, qui avait conservé ses colonnades mais dont le rez-de-chaussée était depuis longtemps inondé. Mary Jane était tout aussi légendaire : pour aller faire ses courses, elle montait dans la pirogue attachée au pilastre de la maison et ramait sur les eaux marécageuses jusqu’à la camionnette qui l’attendait sur la terre ferme.
Tout le monde parlait de Mary Jane Mayfair. Et comme Mona avait treize ans, qu’elle était l’héritière et la représentante « par intérim » de Rowan, la famille estimait qu’elle devait tout savoir à propos de cette cousine rustique, « brillante » et « médium » qui, tout comme elle, n’en faisait jamais qu’à sa tête.
Dix-neuf ans et demi ! Avant d’avoir posé les yeux sur ce phénomène qu’était Mary Jane, elle n’avait jamais considéré quelqu’un de cet âge comme un véritable adolescent.
Mary Jane était la plus belle découverte que l’on eût faite depuis que l’on cherchait le spécimen qui subirait les tests génétiques pour toute la famille. Avec elle, on avait déniché la forme la plus primitive de Mayfair qui existât sur terre. Mona se demandait ce que les marécages allaient encore bien pouvoir recracher.
La maison inondée de la plantation, de style Renaissance classique, sombrait petit à petit dans les lentilles d’eau et le plâtre tombait par pans entiers dans les eaux troubles. Des poissons nageaient entre les barreaux de l’escalier.
— Et si la maison s’écroulait sur elle ? avait demandé Béa. Elle a les pieds dans l’eau. On ne peut pas laisser cette pauvre petite là-bas. Il faut la ramener à La Nouvelle-Orléans.
— Ce n’est qu’un marécage, Béa, était intervenue Célia. Ce n’est pas un lac ni le Gulf Stream. Et puis, si elle n’a pas le bon sens de partir et de mettre la vieille femme en sécurité…
La vieille femme.
La visite de Mary Jane était encore bien fraîche dans la mémoire de Mona. Elle avait traversé l’arrière-cour et fendu la petite foule réunie autour de Rowan comme pour un pique-nique.
— J’vous connais déjà tous, avait-elle déclaré.
Elle s’était également adressée à Michael, qui se tenait près du fauteuil de Rowan, comme posant pour un élégant portrait de famille. Il avait les yeux rivés sur la jeune fille.
— Je suis venue plein de fois pour vous regarder. Ouais ! Même le jour du mariage. Tu sais, quand tu t’es marié avec elle, précisa-t-elle en montrant d’abord Michael du doigt puis Rowan. J’étais là, de l’autre côté de la rue, et j’ai pas manqué une miette de la fête.
Elle terminait toutes ses phrases sur un ton interrogateur, comme attendant un signe d’approbation.
— Vous auriez dû entrer, dit gentiment Michael, suspendu aux lèvres de la jeune fille.
Michael avait manifestement un faible pour les beautés adolescentes. Son aventure avec Mona n’avait été ni un caprice de la nature ni le résultat d’un acte de sorcellerie. Et Mary Jane était la poule d’eau la plus appétissante que Mona ait jamais vue. Ses tresses blondes étaient relevées sur le sommet de sa tête et elle portait des chaussures vernies crasseuses, comme une gamine. Sa peau était foncée, hâlée par le soleil, et elle ressemblait à un palomino[1].
— Quels sont les résultats des tests ? demanda Mona. Tu es ici pour ça, non ? On t’a fait passer des tests ?
— Je sais pas, répondit le petit génie, la puissante sorcière des marais. Ils sont pas très au point, là-bas. D’abord, ils m’ont appelée Florence Mayfair et après Ducky Mayfair. Alors, je leur ai dit : Les gars, vous avez devant vous Mary Jane Mayfair, en chair et en os, juste devant vous !
— Effectivement, avait marmonné Célia.
— Mais ils ont dit que j’allais bien et que je pouvais rentrer chez moi, qu’on m’appellerait si quelque chose clochait. Je parie que j’ai des gènes de sorcière. Dites donc, j’avais jamais vu autant de Mayfair que dans ce bâtiment.
— Il nous appartient, avait précisé Mona.
— Et je les ai tous reconnus, sans me gourer. Mais il y avait un infidèle, une pièce rapportée. Enfin non, un demi-sang, je dirai. Vous aviez remarqué tous ces points communs entre les Mayfair ? Il y a ceux qu’ont pas de menton, un joli petit nez pointu et des yeux un peu obliques vers l’extérieur. Et puis il y en a des tas comme vous, dit-elle en s’adressant à Michael. Ouais, le même type irlandais avec des sourcils broussailleux, des cheveux bouclés et des grands yeux d’Irlandais.
— Mais, protesta en vain Michael, je ne suis pas un Mayfair.
— Et pis des rouquins comme elle, à part qu’elle est la plus jolie que j’aie jamais vue. Tu dois être Mona. Tu es rayonnante comme quelqu’un qui vient de toucher le gros lot.
— Mary Jane, ma chérie, dit Célia, qui avait du mal à suivre.
— Ça fait quelle impression d’être riche ? demanda Mary Jane, les yeux fixés sur Mona. Je veux dire, là, tout au fond, précisa-t-elle en frappant sa blouse du poing.
Elle se pencha, de sorte que tout le monde put voir le creux entre ses seins.
— Pas grave. Je devrais pas poser ce genre de question. Je suis venue la voir. C’est Paige et Béatrice qui m’ont dit de le faire.
— Et pourquoi donc ? demanda Mona.
— Chut ! dit Béatrice. Mary Jane est une Mayfair de Mayfair. Ma chère Mary Jane, tu devrais nous amener tout de suite ta grand-mère. Je parle sérieusement. Nous voudrions que vous veniez en ville. Nous pouvons vous loger.
— J’ai compris ce qu’elle voulait dire, intervint Célia.
Assise près de Rowan, elle était la seule à oser essuyer le visage de la jeune femme avec un mouchoir blanc.
— Ce qu’elle a dit sur les Mayfair sans menton, précisa-t-elle. Elle parle de Polly. Polly a un implant. Elle n’est pas née avec ce menton.
— Eh bien, si elle a un implant, dit Béatrice, c’est qu’elle a un menton.
— Oui, mais elle a les yeux obliques et le nez pointu.
— Exactement, dit Célia.
— Vous avez peur pour les gènes en plus ? lança Mary Jane, comme elle aurait fait avec un lasso. Toi, Mona, t’as peur ?
— Je ne sais pas, répondit Mona, qui n’avait pas peur.
— Bien sûr, intervint Béa. Mais c’est purement théorique, cette histoire de gènes. Faut-il vraiment que nous en parlions ?
Elle jeta un regard plein de sous-entendus vers Rowan.
Comme d’habitude, Rowan regardait fixement le mur. Observait-elle le reflet du soleil sur les briques ?
Mary Jane était lancée :
— Voulez mon avis ? Il y aura plus de violence comme ça dans la famille. Ce genre de sorcellerie existera plus, ça va être autre chose maintenant.
— Ma chérie, nous ne prenons pas vraiment ces histoires de sorcellerie au sérieux, tu sais, plaida Béa.
— Tu connais l’histoire de la famille ? interrogea Célia sur un ton grave.
— Si je la connais ? Je sais même des trucs que vous savez pas. Des trucs que Granny m’a dits. C’est le vieux Tobias qui lui a raconté. Quand j’étais gamine, je m’asseyais sur les genoux d’Evelyne l’Ancienne. Elle m’a appris plein de choses que je me rappelle très bien.
— Mais le dossier sur notre famille, insista Célia. Celui du Talamasca. On te l’a donné, à la clinique ?
— Ah ouais ! Béa et Paige m’ont apporté ce machin. Tiens ! Regardez ! dit-elle en montrant le pansement sur son bras, identique à celui qu’elle avait au genou. C’est là qu’ils m’ont piquée. Ils ont pris assez de sang pour faire un sacrifice au démon. J’ai compris ce qui se passe. Parmi nous, il y en a qui ont des gènes en trop. Il suffit de croiser deux parents proches qui les ont aussi et hop ! on a un Taltos. Enfin, peut-être bien. Parce que, avec tous les cousins qui se sont mariés entre eux, c’est encore jamais arrivé. Mais vous avez raison, vaudrait mieux pas en parler devant elle.
Michael lui adressa un petit sourire de gratitude.
Mary Jane lança à nouveau un regard oblique vers Rowan. Elle fit une énorme bulle avec son chewing-gum, puis l’aspira et la fit éclater.
Mona se mit à rire.
— Ça, c’est pas mal, dit-elle. Je serais incapable de le faire.
— Dieu merci ! s’exclama Béa.
— Alors, tu as lu le dossier ? insista encore Célia. Il est très important que tu sois au courant de tout.
— Ouais ! J’en ai lu le moindre mot, même ceux que je connaissais pas, répondit Mary Jane en éclatant de rire et en se tapant la cuisse. Vous me dites tous que vous voulez me donner quelque chose. Eh ben, c’est d’instruction que j’ai besoin. Le pire qui me soit arrivé, c’est que ma mère m’ait retirée de l’école. Évidemment, j’avais pas envie d’y aller, à l’époque. Je m’amusais bien plus à la bibliothèque municipale, mais…
— Je crois que tu as raison pour les gènes en plus, l’interrompit Mona. Et aussi pour ton instruction.
Les membres de la famille étaient nombreux à posséder les chromosomes supplémentaires qui pouvaient engendrer des monstres. Mais cela ne s’était jamais produit… jusqu’à Rowan.
Et ce fantôme que le monstre avait été pendant si longtemps ? Celui qui avait rendu des jeunes femmes complètement folles et maintenu la maison de First Street dans un monde de souffrance et de ténèbres ? Il y avait quelque chose de poétique dans la présence des corps sous le chêne, juste là où se tenait Mary Jane, avec sa minijupe en jean, son genou couronné d’un pansement, ses mains sur les hanches, ses chaussures vernies maculées de boue et ses chaussettes crasseuses disparaissant à moitié dans ses chaussures.
Les sorcières du bayou sont peut-être des gourdes, songea Mona. Elles piétinent la tombe de monstres sans même s’en rendre compte. Cela dit, aucune autre sorcière de la famille n’était au courant non plus. Seule celle qui ne parlait pas et Michael, cette montagne de muscles et de charme celtique, le savaient.
— Toi et moi, on est cousines au second degré, dit Mary Jane à Mona, dans une nouvelle tentative de rapprochement. Tu te rends compte ? T’étais même pas née que j’allais chez Évelyne l’Ancienne et que je mangeais les meilleures glaces de ma vie.
— Je ne me souviens pas qu’Evelyne l’Ancienne ait jamais fait de la glace.
— La meilleure du monde ! Maman m’amenait à La Nouvelle-Orléans pour…
— Je crois que tu te trompes de personne, dit Mona.
Cette fille était peut-être un imposteur. Elle n’était peut-être pas une Mayfair. Non, ce serait trop beau. Du reste, quelque chose dans ses yeux rappelait vaguement Evelyne l’Ancienne.
— Non, je me trompe pas de personne, rétorqua Mary Jane. Mais on venait pas que pour la glace, tu sais. Montre-moi tes mains. Elles sont normales.
— Et alors ?
— Mona, sois gentille, ma chérie, intercéda Béa. Ta cousine a son franc-parler, c’est tout.
— Voyez mes mains ? interrogea Mary Jane à la cantonade. J’avais le sixième doigt quand j’étais petite. Aux deux mains. Juste un petit doigt en plus, vous savez ? C’est pour ça que ma mère m’emmenait chez Evelyne l’Ancienne, parce qu’elle en avait un aussi.
— Tu crois que je ne le sais pas ? gronda Mona. J’ai été élevée avec Evelyne l’Ancienne.
— Je le sais. Je sais tout sur toi. Calme-toi. J’ai rien contre toi. C’est juste pour te montrer que je suis une Mayfair comme toi. Et je veux bien mesurer mes gènes aux tiens quand tu veux.
— Qui t’a parlé de moi ? demanda Mona.
— Mona ! dit doucement Michael.
— Comment ça se fait que je ne t’aie jamais vue avant ? Je suis une Mayfair de Fontevrault. Ta cousine au second degré, comme tu l’as dit.
— Et toi, comment se fait-il que tu aies l’accent du Mississippi alors que tu dis avoir vécu en Californie ?
— Alors là, c’est toute une histoire. J’ai passé un bon bout de temps dans le Mississippi, tu peux me croire. Ça n’aurait pas été pire à Parchman[2].
Sa patience était décidément à toute épreuve. Elle haussa les épaules.
— Vous auriez pas du thé glacé ? demanda-t-elle soudain.
— Bien sûr, ma chérie, excuse-moi, dit Béatrice en se précipitant.
Célia baissa la tête de honte. Même Mona se sentait gênée de n’avoir rien proposé à boire. Michael s’excusa.
— Non, dites où c’est ! Je vais y aller, s’écria Mary Jane.
Mais Béa avait déjà disparu. Mary Jane se remit à faire des bulles de chewing-gum.
— Impressionnant ! commenta Mona.
— Comme je l’ai dit, c’est toute une histoire. J’ai passé un sale moment en Floride. Et puis je suis allée aussi en Alabama. Pour en revenir, j’ai travaillé, pour ainsi dire.
— Pas de mensonge ! intervint Mona.
— Mona, ne sois pas si sarcastique.
— Je t’ai déjà vue, poursuivit Mary Jane comme si de rien n’était. Je me rappelle quand toi et Gifford vous êtes passées à Los Angeles en allant à Hawaii. C’était la première fois que j’allais dans un aéroport. Tu dormais sur deux chaises, avec le manteau de Gifford sur toi. Et Gifford nous a payé un repas du tonnerre.
Ne m’en parle pas, se dit Mona. Il lui restait quelques souvenirs brumeux de ce voyage. Elle s’était réveillée avec un torticolis dans l’aéroport de Los Angeles et avait entendu Gifford dire à Alicia qu’elles devraient ramener Mary Jane à la maison un jour ou l’autre.
Seulement, Mona n’avait aucun souvenir qu’il y ait eu une autre petite fille ce jour-là. C’était donc elle, Mary Jane. Et elle était finalement revenue à la maison. Gifford opérait des miracles, là-haut, dans le ciel.
Béa revenait avec le thé glacé.
— Voilà, mon ange, avec plein de citron et de sucre, comme tu l’aimes. N’est-ce pas ?
— Je ne me rappelle pas t’avoir vue au mariage de Rowan et Michael, dit Mona.
— Parce que je suis pas entrée.
Elle prit le thé glacé des mains de Béa dès qu’elle passa près d’elle, en but goulûment la moitié puis essuya les gouttes sur son menton du revers de la main. Son vernis à ongles était écaillé, mais il était d’un pourpre somptueux, comme les lagerstrœmias.
— Je t’avais invitée, dit Béa. J’ai laissé trois messages pour toi au magasin.
— Je sais, tante Béatrice. On peut pas dire que t’as pas fait de ton mieux pour qu’on aille au mariage. Mais j’avais pas de chaussures ! Et pas de robe, et pas de chapeau. Vous voyez ces chaussures ? Je les ai trouvées. Depuis dix ans, je porte rien que des chaussures de tennis. De toute façon, je voyais très bien d’où j’étais, de l’autre côté de la rue. J’entendais même la musique. Vous avez eu de la belle musique à votre mariage, Michael Curry. Vous êtes sûr de pas être un Mayfair ? Il y a au moins sept trucs chez vous qui sont typiques des Mayfair.
— Merci, ma douce, mais je ne suis pas un Mayfair.
— Tu l’es dans ton cœur, intervint Célia.
— Bien sûr, répondit Michael, qui n’avait pas quitté Mary Jane des yeux depuis le début.
— Vous savez, reprit Mary Jane, quand j’étais petite on avait rien. Juste une lampe à huile, une glacière avec plein de glace dedans et des moustiquaires accrochées partout autour du porche. Granny allumait la lampe tous les soirs et…
— Vous n’aviez pas l’électricité ? s’enquit Michael. C’était il y a combien de temps ?
— Michael, tu n’as jamais vécu dans le bayou, dit Célia.
Béa acquiesça de la tête.
— Michael Curry, on était des squatters, nous, dit Mary Jane. On se cachait à Fontevrault. Tante Béatrice pourrait vous raconter. Le shérif venait régulièrement pour nous mettre dehors. On faisait les bagages et il nous emmenait à Napoleonville. Mais on revenait toujours. Après, il nous a fichu la paix pendant un moment. Jusqu’au jour où des types sont passés en bateau, des policiers de l’environnement ou un truc comme ça, et nous ont appelées. On avait des abeilles, vous savez, sous le porche. On mangeait le miel. Et on se mettait sur les marches du perron pour pêcher. En plus, on avait des arbres fruitiers tout autour. Enfin ! jusqu’à ce que la glycine les avale, comme un boa constrictor géant. Et il y avait plein de mûres juste en face. On avait tout ce qu’il fallait. Sauf l’électricité. Mais on l’a, maintenant. J’ai fait un branchement sur un pylône, au bord de la route. Pareil pour la télé câblée.
— Tu as vraiment fait ça ? demanda Mona, incrédule.
— Mais c’est illégal, ma chérie, dit Béa.
— Un peu que je l’ai fait. Ma vie est bien trop intéressante pour que j’invente des mensonges. En plus, j’ai plus de courage que d’imagination. Toujours été comme ça.
Elle but son thé glacé, à grand renfort de bruits de bouche, et en répandit sur son menton.
— Ouah ! C’est vachement bon. Et très sucré. Y a de l’édulcorant de synthèse là-dedans, non ?
— J’en ai peur, s’excusa Béa, l’air mortifiée.
Elle détestait les gens qui mangeaient et buvaient goulûment.
— Vous voyez, dit Mary Jane en s’essuyant le menton du revers de la main, qu’elle sécha ensuite sur sa jupe. C’est cinquante fois plus sucré que ce qu’on a jamais bu sur terre. C’est pour ça que j’ai acheté des actions d’un édulcorant de synthèse.
— Tu as acheté quoi ? demanda Mona, interdite.
— Ouais ! J’ai mon propre courtier. Un courtier d’escompte, mais c’est bien mieux puisque, de toute façon, c’est presque toujours moi qui choisis mes placements. Il est à Bâton Rouge. J’ai mis vingt-cinq mille billets dans la Bourse. Et quand je serai riche, j’assécherai et je réparerai Fontevrault. Je remettrai tout en état jusqu’à la dernière planche. Vous allez voir. Vous êtes devant un futur membre du club sélectif des « 500 plus grosses fortunes ».
Finalement, il y a peut-être quelque chose à en tirer, de cette toquée, se dit Mona.
— Et les vingt-cinq mille dollars, comment tu les as eus ?
— Tu aurais pu te tuer en bricolant avec l’électricité, reprocha Célia.
— J’ai gagné chaque sou sur le chemin du retour, et ça m’a pris un an. Me demandez pas comment j’ai fait. Je me suis débrouillée. C’est toute une histoire.
— Tu aurais pu l’électrocuter, dit encore Célia.
— Écoute, Mary Jane, dit Michael. Si tu as besoin de quelque chose, dis-le-moi. Je viendrai bricoler moi-même. Je te le promets. Il suffit de demander.
Vingt-cinq mille dollars ?
Les yeux de Mona avaient dérivé sur Rowan. Elle semblait sourire aux fleurs, comme si celles-ci lui parlaient dans un langage secret.
S’ensuivit une description haute en couleur de Mary Jane grimpant en haut des cyprès avec des gants et des bottes volés. Cette fille était peut-être un génie.
— Qu’est-ce que tu as d’autre, comme actions ? demanda Mona.
— Et qu’est-ce que t’y connais, à la Bourse, à ton âge ? rétorqua Mary Jane.
— Seigneur, Mary Jane ! dit Mona, essayant de ressembler à Béatrice. Je suis passionnée par le marché boursier. Pour moi, la finance est un art. Tout le monde te le dira. J’ai l’intention de créer mon propre fonds commun de placement. Tu sais ce que c’est ?
— Bien sûr que je sais, dit Mary Jane en riant avec insouciance.
— Ces dernières semaines, j’ai mis au point mon propre portefeuille et…
Elle s’interrompit, furieuse d’avoir démarré au quart de tour, alors que l’autre ne l’écoutait probablement pas. Que Mayfair & Mayfair, la firme familiale, se moque d’elle était une chose – et cela ne durerait plus très longtemps –, mais cette pimbêche !
Mais Mary Jane la regardait et semblait réellement intéressée.
— Ah bon ? dit-elle. J’ai un truc à te demander. Qu’est-ce que t’en penses, de Shopper’s Channel, à la télé ? Moi, je crois que ça va faire un tabac. Alors j’ai mis dix mille billets dedans. Et tu sais ce qui s’est passé ?
— L’action a presque doublé en quatre mois, répondit Mona.
— Exact. Mais comment tu le sais ? T’es une drôle de môme, toi ! Et moi qui te prenais pour une petite bourge avec ton ruban dans les cheveux. Tu sais, quand j’allais au Sacré-Cœur ? Je pensais que tu m’adresserais même pas la parole.
Le cœur de Mona se serra de pitié pour cette fille qui avait dû se sentir si rejetée, si exclue. Elle-même n’avait jamais connu cela. Et cette fille ne manquait pas d’intérêt, se débrouillant toute seule avec beaucoup moins de moyens qu’elle.
— Allez, mes chéries, interrompit Béatrice. Laissons Wall Street de côté. Dis-moi, Mary Jane, comment va Granny ? Tu n’en as pas parlé. Et il est quatre heures, il ne faut pas tarder, avec toute la route que tu as à faire.
— Oh, elle va bien, tante Béatrice !
Elle se tourna vers Mona.
— Tu sais ce qui est arrivé à Granny quand maman m’a emmenée à Los Angeles ? J’avais six ans. Tu connais l’histoire ?
— Oui ! répondit Mona.
Tout le monde la connaissait. Et Béatrice s’en voulait encore. Célia regardait la fille comme si elle avait été un moustique géant. Seul Michael semblait ne pas être au courant.
Voici ce qui s’était passé : la grand-mère de Mary Jane, Dolly Jean Mayfair, avait été mise à l’hospice après le départ de sa fille avec Mary Jane. Dolly Jean était morte l’année précédente et avait été enterrée dans le caveau de famille des Mayfair. Les obsèques avaient été grandioses parce qu’on avait prévenu quelqu’un à La Nouvelle-Orléans et que tous les Mayfair s’étaient rendus à Napoleonville, bourrelés de remords d’avoir laissé la pauvre femme mourir dans un hospice. La plupart d’entre eux n’avaient jamais entendu parler d’elle.
En fait, personne ne connaissait réellement Dolly Jean. En tout cas, pas avant qu’elle ne soit une vieille dame. À part Lauren et Célia, bien entendu, qui l’avaient connue quand elles étaient petites.
Évelyne l’Ancienne la connaissait, mais elle n’avait jamais quitté Amelia Street, surtout pas pour un enterrement à la campagne et, de toute façon, personne n’avait songé à l’avertir.
À son retour en ville, un an plus tôt, Mary Jane avait appris la nouvelle de la mort de sa grand-mère et s’était mise à pouffer de rire.
— Hé, ça va pas ? Elle est pas morte. Je l’ai vue dans un rêve et elle m’a dit : « Mary Jane, viens me chercher. Je veux rentrer chez nous. » Alors, me voilà. Dites-moi où il est, cet hospice.
Elle racontait l’histoire à la seule intention de Michael, dont l’expression sidérée était presque comique.
— Elle ne t’avait pas dit, dans ton rêve, où était l’hospice ? demanda Mona.
Béatrice lui lança un regard noir.
— Eh ben non. T’as raison d’en parler. J’ai toute une théorie sur les apparitions et pourquoi elles sont pas toujours très nettes.
— Tu n’es pas la seule, persifla Mona.
— Mona, du calme, lui intima Michael.
Il se prend pour mon père, se dit Mona, vexée. Et il n’a toujours pas quitté Mary Jane des yeux. Mais il avait parlé affectueusement.
— Alors, que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— Tu sais, elle est vieille. Elle sait pas toujours où elle est, même dans un rêve, mais elle savait très bien d’où elle venait. Je suis entrée dans l’hospice et là, boum ! au milieu de la salle de récréation, ou je sais pas quoi, qu’est-ce que je vois ? Granny. Elle m’a regardée et, après toutes ces années, elle m’a dit : « T’étais où, Mary Jane ? Ramène-moi à la maison, maintenant. J’en ai assez d’attendre. »
On avait donc enterré à sa place une autre pensionnaire de l’hospice. La vraie Dolly Jean était bien vivante et recevait chaque mois un chèque de pension adressé à quelqu’un d’autre. Une enquête avait été menée, puis Mary Jane et sa grand-mère étaient retournées vivre dans les ruines de la plantation. La famille leur avait fourni des objets de première nécessité, mais Mary Jane avait refusé le reste. Tout en tirant au pistolet sur des bouteilles vides, elle avait dit qu’elles étaient capables de se débrouiller seules, qu’elle avait quelques dollars de côté et qu’elle tenait à son indépendance, mais merci quand même.
— Ils ont laissé la vieille dame vivre avec toi dans cette maison inondée ? demanda Michael, en toute innocence.
— Vous savez, après tout ce qu’on lui avait fait subir à l’hospice, à la confondre avec une autre et à mettre son nom sur une pierre tombale et tout ça, qu’est-ce qu’y pouvaient bien dire ? Et le cousin Ryan, de Mayfair & Mayfair, il a fait un de ces foins, en ville !
— Ça ne m’étonne pas de lui, dit Michael.
— C’était entièrement notre faute, s’excusa Célia. Nous aurions dû maintenir des liens avec ces gens.
— Tu es sûre que tu n’as pas grandi dans le Mississippi ou au Texas ? demanda Mona. Ton accent est un amalgame de tous les accents du Sud.
— C’est quoi, un amalgame ? Tu vois, c’est là que t’es avantagée. T’as de l’instruction. Moi, je suis autodidacte. Il y a un monde entre nous. Il y a des mots que j’ose même pas prononcer et je sais pas déchiffrer les symboles de prononciation dans le dico.
— Tu veux aller à l’école, Mary Jane ? s’enquit Michael, de plus en plus conquis.
Il avait tout de même la décence de ne pas lorgner la poitrine et les hanches de la fille. Décidément, elle était mignonne à croquer. Voilà ce qu’elle était, en fin de compte : ignorante, folle, brillante, négligée, mais à croquer.
— Oui, monsieur. Quand je serai riche, j’aurai un tuteur, comme Mona, maintenant qu’elle est l’héritière et tout ça. Un type chouette qui me dira les noms de tous les arbres, qui m’apprendra qui était président trois ans après la guerre de Sécession, combien il y avait d’Indiens à Bull Run et la théorie de la relativité d’Einstein.
— Tu as quel âge ? interrogea Michael.
— Dix-neuf et demi, mon grand, répondit Mary Jane en mordant sa lèvre inférieure de ses petites dents blanches.
— Cette histoire à propos de ta grand-mère, c’est vrai ?
— Mais oui ! s’exclama Célia. C’est la pure vérité. Je crois que nous devrions rentrer. Cette conversation dérange peut-être Rowan.
— Je ne sais pas, dit Michael. Elle nous écoute peut-être. Je n’ai pas envie de bouger. Mary Jane, tu es capable de subvenir seule aux besoins de cette vieille femme ?
Instantanément, Béatrice et Célia eurent une expression angoissée. Si Gifford avait été là, elle aurait eu la même. Elles avaient promis à Gifford de s’occuper du problème. Mona s’en souvenait. Un jour où Gifford était dans un de ses terribles états d’inquiétude pour les membres de la famille, proches ou éloignés, Célia l’avait rassurée : « Nous allons nous renseigner, pour Mary Jane et sa grand-mère. »
— Ouais, monsieur Curry. J’ai ramené Granny à la maison. Et vous savez quoi ? Le porche, là où on dormait ? Il était exactement comme on l’avait laissé. Au bout de treize ans ! Il y avait toujours la radio, les moustiquaires et la glacière.
— Dans les marécages ? demanda Mona, incrédule. Attends un peu !
— C’est comme je te le dis, ma biche.
— C’est vrai, avoua Béatrice d’un air lamentable. Bien sûr, nous leur avons donné du linge propre et différents objets. Nous voulions les installer dans un hôtel ou une maison ou…
— Bien entendu, interrompit Célia. Cette histoire a défrayé la chronique, hélas. Ma chérie, est-ce que ta grand-mère est seule là-bas, en ce moment ?
— Non, madame, elle est avec Benji. C’est un de ces trappeurs qui vivent dans des cabanes en tôle. Je le paie trois fois rien pour répondre à mes téléphones et surveiller Granny. C’est un petit malin. Il fait le tapin dans le quartier français.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Célia.
Michael riait.
— Quel âge a Benji ? demanda-t-il.
— Douze ans en septembre, répondit Mary Jane. Il est super. Son rêve, c’est de devenir un grand dealer de drogue à New York, et le mien, c’est qu’il aille à Tulane et devienne docteur.
— Qu’est-ce que tu veux dire par répondre à tes téléphones ? demanda Mona. Tu en as combien ? Et à quoi ça te sert, là-bas ?
— Eh ben, il y a une ligne pour appeler mon courtier. Il me faut bien de l’argent pour payer le téléphone, non ? Et pis il y en a une pour que Granny appelle ma mère. Vous savez, elle sort jamais de son hôpital, à Mexico.
— Quel hôpital à Mexico ? demanda Béa, atterrée. Mary Jane, il y a deux semaines, tu m’as dit que ta mère était morte en Californie.
— C’était pour pas vous mettre dans l’embarras.
— Et l’enterrement ? demanda Michael. Celui de ta grand-mère ? Qui a été enterré à sa place, en fait ?
— Ça, mon grand, c’est le mystère. On a jamais su. Vous en faites pas pour ma mère, tante Béa, elle a déjà commencé son voyage astral. De toute façon, ses reins sont foutus.
— Enfin, ce n’est pas tout à fait exact, pour la femme dans la tombe, dit Célia. On pense que…
— On pense ? l’interrompit Michael.
— Bon, écoutez, intervint Béatrice. C’est bien triste pour cette femme, dans la tombe. Mais, Mary Jane, il faut que tu me dises tout de suite comment joindre ta mère.
— Hé ! tu n’as pas le sixième doigt, dit Mona.
— Tout juste, ma jolie. Ma mère me l’a fait enlever à Los Angeles. Je voulais te le dire. Ils ont fait la même chose à…
— Ça suffit, dit Célia. Je m’inquiète énormément pour Rowan.
— Oh, je suis désolée ! dit Mary Jane.
— La même chose à qui ? insista Mona.
— Ça suffit, maintenant ! coupa Béatrice. Mary Jane, j’appelle ta mère.
— Vous savez qui m’a enlevé le petit doigt à Los Angeles, tante Béa ? Un sorcier vaudou d’Haïti. Ça s’est passé sur la table de sa cuisine.
— Est-ce qu’on ne peut pas exhumer le corps pour savoir une bonne fois pour toutes qui était la femme ? demanda Michael.
— Eh bien, ils ont une idée, commença Célia, mais…
— Mais quoi ?
— C’est une question de chèques de pension, dit Béatrice. Et cela ne nous regarde pas. Michael, tu veux bien oublier tout ça, s’il te plaît ?
Était-il possible que Rowan ne se rende pas compte de la façon dont Michael dévorait la fille des yeux ? Si cela ne la sortait pas de sa torpeur, aucune tornade ne pourrait le faire.
— Eh bien, Michael Curry, on sait qu’au bout d’un moment ils se sont mis à appeler la dame Dolly Jean, juste avant qu’elle meure. Faut croire qu’un soir ils ont mis Granny dans le mauvais lit et quand celle dans son lit est morte… Hop ! Ils ont enterré l’étrangère dans le caveau des Mayfair.
À cet instant, Mary Jane porta son regard sur Rowan.
— Elle écoute ! s’écria-t-elle. Bon Dieu, je vous jure qu’elle écoute.
Si c’était vrai, personne ne s’était rendu compte de rien. Rowan était toujours aussi inerte. Michael se mit à rougir, comme agacé par l’explosion de la jeune fille. Célia examina Rowan en faisant la moue.
— Elle a vraiment rien, déclara Mary Jane. Un de ces jours, elle va se réveiller d’un seul coup, vous allez voir. Les gens comme elle, ils parlent quand ils ont envie. Ça m’arrive aussi.
Mona avait envie de dire : pourquoi ne pas t’y mettre tout de suite ?
En réalité, elle mourait d’envie de croire Mary Jane. Elle était peut-être bien une puissante sorcière, après tout.
— Vous en faites pas pour Granny, dit-elle en souriant et en claquant sa cuisse dorée. Et pis je vais vous dire un truc : c’est mieux comme ça.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Béa.
— Eh ben, à l’hospice, elle disait jamais grand-chose. Elle parlait toute seule et elle faisait comme s’il y avait des gens avec elle qui, en fait, étaient pas là. Et maintenant elle regarde les feuilletons à la télé et aussi les jeux. Elle manque jamais « La Roue de la fortune ». C’est parce qu’elle est rentrée à Fontevrault et qu’elle a retrouvé ses affaires. Vous faites pas de bile pour elle. Je vais lui rapporter du fromage et des biscuits et on va regarder son émission préférée. Vous savez, celle où il y a des vieilles chansons ? Elle les connaît toutes.
— Bien sûr, ma chérie, mais…
Pendant cinq minutes, Mona avait presque aimé cette fille capable de s’occuper d’une vieille dame et de brancher des câbles.
Elle avait raccompagné Mary Jane à la grille et l’avait regardée grimper dans sa camionnette. Le siège du passager était complètement défoncé et des ressorts jaillissaient de partout. Le véhicule démarra dans un grand nuage bleu.
— Nous devons nous occuper d’elle, dit Béa. Il va falloir que nous nous réunissions pour parler du cas Mary Jane.
Mona était d’accord. Le « cas Mary Jane » était la bonne expression.
Et, bien que la fille n’ait pas fait preuve de dons particuliers devant eux tous, elle avait quelque chose de très exaltant.
Mary Jane avait du cran, et l’idée de l’inonder avec l’argent des Mayfair et d’essayer de l’améliorer était irrésistible. Et pourquoi ne viendrait-elle pas suivre les cours du tuteur de Mona ? Béatrice avait rongé son frein pour ne pas acheter des vêtements à Mary Jane avant son départ, et nul doute qu’elle lui avait envoyé les plus somptueux vêtements d’occasion.
Et Mona avait une autre raison, très secrète, pour aimer cette fille. Une raison que personne ne pouvait comprendre. Mary Jane avait un chapeau de cow-boy. Il était petit et en paille et elle le laissait pendre dans son dos, mais elle en avait un. Justement, Mona rêvait depuis toujours d’avoir un chapeau comme celui-là, quand elle serait riche et qu’elle parcourrait le monde entier dans son jet privé. Elle se voyait depuis longtemps comme un magnat de la finance coiffé d’un Stetson… Eh bien, Mary Jane en avait un. Et, malgré ses tresses, sa minijupe en jean et son vernis à ongles écaillé, elle avait un style fabuleux.
— Et ces yeux, Mona ! dit Béatrice tandis qu’elles retournaient dans le jardin. Cette enfant est adorable. Tu l’as regardée ? Je me demande comment je pourrais… Et sa pauvre mère. C’est une simple d’esprit. On n’aurait jamais dû la laisser s’enfuir avec l’enfant. Mais il y avait un tel désaccord entre ceux de Fontevrault et nous.
— Tu ne peux pas t’occuper de tout le monde, la rassura Mona.
Bien sûr que si. Et si Célia et Béatrice n’y arrivaient pas, elle le ferait, elle. Ce fut l’une des plus formidables révélations de l’après-midi : Mona faisait désormais partie de l’équipe et elle devait aider Mary Jane à réaliser ses rêves.
— C’est une brave enfant, à sa façon, admit Célia.
— Oui, et ce pansement sur son genou, murmura Michael d’un air absent. Quelle fille ! Je crois ce qu’elle a dit pour Rowan.
— Moi aussi, dit Béatrice. Mais…
— Mais quoi ? demanda Michael.
— Et si elle ne se décidait jamais à parler de nouveau ?
— Béatrice, tu devrais avoir honte, la tança Célia en jetant un regard entendu vers Michael.
— Tu trouves que les pansements sont sexy, Michael ? demanda Mona.
— Euh ! oui. Tout est sexy chez cette fille, je suppose. Mais qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?
Il paraissait sincère et tout à fait épuisé. Il avait voulu rester auprès de Rowan et était en train de lire quand tout le monde était revenu.
Mona aurait pu jurer que, après cette scène, Rowan avait eu l’air différente pendant un certain temps. De temps à autre, elle fronçait légèrement les yeux et, parfois, les ouvrait plus grand, comme si elle se posait une question à elle-même. Le flot de paroles de Mary Jane lui avait peut-être fait du bien. On pourrait lui demander de revenir une autre fois, à moins qu’elle ne le fasse d’elle-même. Mona aurait bien voulu. Mais il lui suffisait de demander au nouveau chauffeur de préparer la limousine, de remplir le réfrigérateur de glace et de boissons et de se rendre dans la maison inondée.
Les deux ou trois jours qui suivirent, l’état de Rowan sembla s’améliorer. Ses yeux paraissaient un peu plus mobiles.
Mais maintenant ? Par ce bel après-midi chaud et humide ?
Mona avait l’impression que Rowan avait régressé. La chaleur et l’humidité ne semblaient pas l’affecter. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et Célia n’était pas là pour les essuyer.
— Je t’en prie, Rowan, parle-nous, implora Mona de sa voix d’adolescente. Je n’ai pas envie d’être l’héritière. Surtout que je ne sais même pas si tu approuves.
Elle s’appuya sur son coude, sa chevelure rousse faisant écran entre elle et les grilles en fer du jardin. Cela lui semblait plus intime.
— Allez, Rowan ! poursuivit-elle. Tu sais ce que Mary Jane a dit. Tu es bien là. Tu peux nous entendre.
Mona porta la main à son ruban, pour rectifier sa position. Mais elle n’avait pas de ruban. Elle n’en portait plus depuis le décès de sa mère. À la place, une petite barrette ornée de perles lui serrait un peu trop les cheveux. Elle la défit et laissa tomber ses cheveux.
— Écoute, Rowan. Si tu veux que je m’en aille, fais-moi un signe.
Rowan fixait le mur de brique. Elle regardait la haie de lantaniers aux petites fleurs marron et orange. Ou alors, les briques. Comment savoir ?
Mona soupira. Elle avait déjà tout essayé, à part piquer une colère. Peut-être que quelqu’un devrait le faire !
Ce ne pourrait être que moi, songea-t-elle.
Elle se leva, s’approcha du mur, cueillit deux brins de lantanier et les mit devant Rowan, comme une offrande à une déesse qui écoute les prières de ses fidèles.
— Je t’aime, Rowan. J’ai besoin de toi.
Pendant un moment, ses yeux s’embuèrent. Le vert éclatant du jardin se mua en un grand voile flou. Elle pencha légèrement la tête et sentit un serrement dans sa gorge, puis un relâchement qui était pire qu’un sanglot.
Cette femme avait subi un traumatisme dont elle ne se remettrait peut-être jamais. Et elle, Mona, était désormais l’héritière et devrait un jour avoir un enfant auquel elle transmettrait l’immense fortune des Mayfair. Et cette femme, qu’allait-elle devenir ? Elle n’exercerait probablement plus jamais la médecine. Rien ni personne ne semblait plus la toucher.
Soudain, Mona se sentit plus déplacée et mal aimée que jamais. Il fallait qu’elle quitte cet endroit. Cela faisait trop longtemps qu’elle venait s’asseoir à cette table pour demander pardon d’avoir eu des vues sur Michael, d’être jeune, riche et capable d’avoir un jour des enfants, d’avoir survécu à sa mère, Alicia, et à sa tante Gifford, deux femmes qu’elle avait aimées et haïes, et dont elle aurait eu besoin.
Tout cela n’était qu’égocentrisme.
— Je n’aurais pas dû, pour Michael, dit-elle à haute voix.
Les yeux gris de Rowan ne bougèrent pas. Ses mains étaient posées sur ses genoux, en un geste très naturel. Son alliance semblait si fine et si inutile que ses mains ressemblaient à celles d’une religieuse.
Mona avait envie de prendre l’une de ces mains, mais elle n’osait pas. Cela ne la gênait pas de parler pendant une demi-heure, mais elle ne pouvait pas toucher Rowan. Aucun contact physique n’était possible. Elle n’osait même pas soulever une main de Rowan pour y mettre les fleurs de lantanier.
— Tu vois, je ne te touche pas. Je ne te prends pas la main pour essayer de savoir quelque chose. Je ne t’embrasse pas parce que, si j’étais à ta place, j’aurais horreur qu’une gamine pleine de taches de rousseur et aux cheveux roux me le fasse.
Cheveux roux, taches de rousseur. Quel rapport ? se demanda-t-elle. Elle aurait mieux fait de dire : oui, j’ai couché avec ton mari, mais c’est toi la mystérieuse, la puissante, la femme, celle qu’il aime et a toujours aimée. Je ne suis rien du tout. Juste une sale gosse qui a séduit ton mari et qui n’a d’ailleurs pas été très prudente. Mais je n’ai jamais été ce qu’on pourrait appeler sa maîtresse attitrée. Il me regardait comme il a regardé Mary Jane. C’était du désir. Un point, c’est tout. Et mes règles vont finir par arriver, comme toujours, et j’en serai quitte pour un bon sermon de ma gynécologue.
Mona rassembla les brins de lantanier sur la table, à côté de la tasse de porcelaine, et s’en alla.
Elle se rendit soudain compte, en regardant les nuages passer au-dessus des cheminées, que c’était une belle journée.
Michael était dans la cuisine. Il préparait une de ses horribles concoctions à base de jus de papaye, de noix de coco, de pamplemousse et d’orange. Il en avait mis partout.
Elle s’aperçut que, au fil des jours, il allait de mieux en mieux et était de plus en plus beau. Il s’était remis au bricolage et les médecins l’y encourageaient. Il devait avoir repris six bons kilos depuis que Rowan était sortie de son coma.
— Je t’assure qu’elle aime ça, dit-il, comme s’ils étaient en pleine conversation sur son cocktail. Je sais qu’elle apprécie. Béa trouve que c’est trop acide. Mais rien ne prouve qu’elle le trouve trop acide.
Il haussa les épaules.
— En fait, je n’en sais rien, ajouta-t-il.
— Je crois qu’elle a arrêté de parler à cause de moi, dit Mona.
Tandis qu’elle le regardait, les larmes lui montèrent aux yeux. Elle ne voulait pas fondre en sanglots et se donner en spectacle. Mais elle se sentait si honteuse. Mais que voulait-elle à Rowan, en fait ? Elle la connaissait à peine. Avait-elle besoin de se faire agréer par l’héritière qui n’était plus capable d’assurer sa descendance ?
— Non, ma chérie, dit-il en lui adressant un sourire rassurant.
— Michael, c’est parce que je lui ai dit, pour nous. Ça a été plus fort que moi. C’était le premier jour où je lui ai parlé. Je n’ai pas eu le courage de te le dire. Je pensais qu’elle était simplement calme. Mais, depuis, elle n’a plus jamais parlé. C’est bien ça, Michael ?
— Arrête de te torturer, mon ange, dit-il en essuyant la substance visqueuse répandue sur le comptoir.
Il se voulait patient et rassurant, mais il avait l’air épuisé et Mona s’en voulait.
— Elle a cessé de parler la veille, Mona. Je te l’ai dit. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite, c’est tout.
Il se mit à remuer le breuvage.
— Et maintenant, le moment crucial ! J’ajoute un œuf ou pas ?
— Un œuf ? Tu ne peux pas mettre un œuf dans un jus de fruit !
— Bien sûr que si ! Tu n’as jamais vécu dans le nord de la Californie, toi. C’est excellent pour la santé et elle a besoin de protéines. Mais on peut attraper la salmonellose, avec un œuf cru. C’est l’éternel dilemme. La famille est très partagée à propos de l’œuf cru. J’aurais dû demander à Mary Jane ce qu’elle en pensait, dimanche dernier.
— Mary Jane ! explosa Mona en secouant la tête. Saleté de famille !
— Je n’y connais rien, moi. Béatrice trouve que les œufs crus sont dangereux, et elle n’a pas tort. D’un autre côté, quand je jouais au football, à l’université, je mettais un œuf cru dans un milkshake tous les matins. Mais Célia…
— Mon Dieu, aie pitié de moi ! s’exclama Mona, imitant Célia à la perfection. Tu peux me dire ce qu’elle y connaît aux œufs crus, tante Célia ?
Qu’est-ce qu’elle en avait marre des discussions familiales sur ce que Rowan aimait ou n’aimait pas, la formule sanguine de Rowan, le teint de Rowan. Elle en aurait pleuré.
C’était peut-être le contrecoup d’avoir été désignée comme future héritière. Chacun y était allé de son petit conseil ou de sa petite question. Par moquerie, elle avait écrit des gros titres fictifs sur son ordinateur :
UNE PETITE FILLE ASSOMMÉE PAR UNE CARGAISON D’ARGENT. ET UNE ENFANT TROUVÉE HÉRITE DE MILLIARDS AU GRAND DAM DES HOMMES DE LOI.
Évidemment, aucun journal n’emploierait le mot « dam » dans ses gros titres. Mais elle l’aimait bien.
— Écoute, ma chérie, je te dis qu’elle a arrêté la veille, dit-il. Je peux même te dire ses dernières paroles. Nous étions assis à cette même table et elle buvait du café. C’était environ vingt-deux heures après sa sortie du coma et elle n’avait pas dormi depuis. Nous avions passé notre temps à parler. Alors, elle m’a dit : « Michael, je vais faire un tour dehors. Non, reste, j’ai envie d’être un peu seule. »
— Tu es sûr que c’est la dernière chose qu’elle ait dite ?
— Sûr et certain. J’avais l’intention d’appeler tout le monde pour leur annoncer qu’elle allait bien. C’est peut-être moi qui l’ai effrayée en faisant cette suggestion. Après, elle n’a plus prononcé un mot.
Il attrapa un œuf cru, le cassa sur le bord du bol du mixeur, sépara les deux moitiés et versa le contenu dans le bol.
— Je crois sincèrement que ce n’est pas ta faute, Mona. Mais j’aurais préféré que tu ne lui en parles pas. Bon, de toute façon, il n’est même pas certain qu’elle t’ait entendue. Je crois qu’elle est loin de tout ça…
Sa voix s’estompa.
Le contenu du verre était mousseux et peu ragoûtant.
— Je suis désolée, Michael.
— Mais non, ne…
— Non, je veux dire que moi ça va, mais pas elle. Tu veux que je lui apporte cet infâme breuvage ? Ça a l’air vraiment infect, ce truc !
— Il faut encore que je mixe le tout.
Il posa le couvercle sur le récipient et appuya sur le bouton. Les lames se mirent à tourner bruyamment et le liquide à gicler dans tous les sens.
— J’ai ajouté plein de jus de brocoli, cette fois.
— Et tu crois qu’elle va boire ça ? Du jus de brocoli ! Tu cherches à l’empoisonner ou quoi ?
— Bien sûr qu’elle va le boire. Elle boit tout ce que je mets devant elle. Bon, écoute-moi. Même si elle a entendu ta confession, elle n’a pas dû être étonnée. Pendant son coma, elle a entendu des tas de trucs. Elle me l’a dit. Elle a entendu ce que les gens disaient dans mon dos. Évidemment, personne ne savait pour toi et moi, et nos activités… criminelles.
— Michael, je t’en prie, même si le viol est réprimé dans notre État, renseigne-toi quand même auprès d’un avocat : l’âge du consentement entre cousins doit être de dix ans et cela ne m’étonnerait pas qu’une loi spéciale l’autorise à huit ans pour les Mayfair.
— Ne te fais pas trop d’illusions, ma douce, dit-il en hochant la tête de réprobation. Quoi qu’il en soit, elle a entendu nos discussions quand nous étions près de son lit. Nous parlions de sorcières, Mona.
Il se plongea dans ses pensées, le regard absent, plus séduisant que jamais.
— Non, sa prostration ne tient pas à des paroles qu’elle a entendues.
Il leva des yeux tristes vers elle. La tristesse a quelque chose d’effrayant chez un homme de cet âge, se dit Mona.
— Le traumatisme vient de tout ce qu’elle a vécu. Rien que le dénouement était suffisant pour…
Mona hocha la tête. Elle tenta de visualiser la scène que Michael lui avait brièvement décrite. L’arme, le coup de feu, le corps qui tombe, le terrible secret du lait.
— Tu n’en as parlé à personne ? murmura-t-il.
Dieu l’en préserve ! À la façon dont il la regardait, elle serait morte sur-le-champ si elle avait dit quoi que ce fût à quelqu’un.
— Non, et je ne le ferai jamais, dit-elle. Je sais me taire quand il le faut. Mais…
Il secoua la tête.
— Elle n’a pas voulu que je touche le corps. Elle a insisté pour le descendre elle-même, alors qu’elle tenait à peine sur ses jambes. Je n’oublierai jamais cette scène. Pour le reste, j’arrive à m’en accommoder, mais la mère traînant le corps de sa fille…
— Pour toi, c’était forcément sa fille ?
Il ne répondit pas. Petit à petit, le chagrin et la douleur disparurent de son visage. Il se mordit la lèvre et lui adressa un semblant de sourire.
— Jamais, au grand jamais, tu ne dois raconter ça à quiconque. Peut-être qu’elle, elle voudra en reparler un jour. Je crois que c’est à cause de ça qu’elle s’est réfugiée dans le silence.
— En tout cas, ne t’en fais pas, je ne risque pas d’en parler. Je ne suis plus une enfant, Michael.
— Je sais. Je suis bien placé pour le savoir, dit-il, presque jovial.
Son regard se perdit à nouveau dans le vide. Il paraissait désespéré et seul au monde.
— Michael, je t’en prie. Je suis certaine qu’elle va s’en remettre.
Il ne répondit pas tout de suite, puis murmura :
— Et dire qu’en ce moment elle est assise juste à côté de la tombe.
Il était sur le point de pleurer, et Mona ne l’aurait pas supporté. Elle avait envie, de tout son cœur, d’aller vers lui et de mettre ses bras autour de sa taille. Mais elle l’aurait fait pour elle, pas pour lui.
Elle s’aperçut soudain qu’il lui souriait.
— Ta vie sera remplie de bonnes choses, car les démons ont été terrassés, dit-il. Et tu hériteras d’Eden. Et elle et moi emporterons dans notre tombe le remords de ce que nous avons fait, n’avons pas fait et aurions dû faire l’un pour l’autre.
Il soupira et croisa les bras sur le comptoir. Il regarda vers le soleil, la cour, le feuillage vert bruissant et le printemps.
Soudain, il redevint lui-même, comme si le mal avait été exorcisé. Il se redressa, attrapa le verre et l’essuya avec un linge blanc.
— Ça, c’est l’un des avantages d’être riche, dit-il.
— Lequel ?
— Avoir du linge en coton bien propre à tout moment. Et des mouchoirs en coton. Célia et Béa en ont toujours sur elles. Mon père n’utilisait jamais de mouchoirs en papier. Tiens ! C’est un détail qui m’était sorti de la mémoire.
Tout sourire, il lui fit un clin d’œil complice.
— Tu n’as pas de nouvelles de Yuri, n’est-ce pas ?
— Je te l’aurais dit.
Entendre prononcer le nom de Yuri était un supplice.
— Tu en as parlé à Aaron ?
— Au moins cent fois, déjà. Et encore trois fois ce matin. Il n’a pas non plus de nouvelles. Il est très inquiet. Mais il ne retournera pas en Europe, quoi qu’il arrive. Il va finir ses jours ici, auprès de nous. Il m’a dit de ne pas oublier que Yuri a plus d’un tour dans son sac, comme tous les investigateurs du Talamasca.
— Tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ?
— Je ne sais pas. Peut-être qu’il m’a oubliée.
Cette idée lui était insupportable. Mais il fallait bien tout envisager.
Michael baissa les yeux sur son breuvage. Il aurait peut-être l’intelligence de comprendre qu’il était imbuvable. Il saisit une cuillère et commença à le remuer.
— Tu sais, Michael, si ça se trouve, ton immonde cocktail va lui causer un choc et la faire sortir de sa transe.
Il éclata d’un rire sonore, sans retenue. Il prit le récipient et remplit un verre.
— Viens avec moi. Allons la voir ensemble.
Mona hésita.
— Michael, je n’ai pas envie qu’elle nous voie ensemble, l’un à côté de l’autre.
— Allez ! Use un peu de ta sorcellerie, ma douce. Elle sait que je suis son esclave jusqu’à la fin de mes jours.
Son expression changea de nouveau, très lentement. Il la regarda d’un air calme mais presque froid. Sans rien ajouter, il saisit le verre et sortit.
— Allons lui parler, lança-t-il sans se retourner. Allons lire dans ses pensées. Tu sais, on devrait peut-être remettre ça, tous les deux. Dans l’herbe. Ça la réveillerait peut-être.
Quelle horreur ! Le pensait-il vraiment ? Non, la question était plutôt : comment pouvait-il dire pareille chose ?
Elle ne répondit pas, sachant ce qu’il ressentait. Ou, du moins, essayait-elle de l’imaginer. Car le chagrin, pour un homme de cet âge, devait être bien différent de celui d’une jeune fille.
Elle le suivit dans l’allée pavée. Ils longèrent la piscine et franchirent la grille de derrière. Le jean de Michael était si moulant que son déhanchement était littéralement indécent. Des pensées coupables, qu’elle rejeta immédiatement, lui vinrent à l’esprit. Non, pas de ça ! Il n’aurait pas dû faire cette plaisanterie. Dans l’herbe !
Rowan était toujours au même endroit. Le vent avait légèrement déplacé les brins de lantanier. Elle fronçait un peu les sourcils, comme si elle réfléchissait à quelque chose d’important. C’est bon signe, se dit Mona. Mais elle s’abstint d’en faire la remarque. Il ne fallait pas donner de faux espoirs à Michael. Rowan, les yeux toujours fixés sur le mur, ne semblait pas avoir conscience de leur présence.
Michael se pencha pour l’embrasser sur la joue et posa le verre sur la table. Elle ne broncha pas. Seul le vent fit remuer quelques mèches de ses cheveux. Michael tendit le bras, prit la main droite de Rowan et y plaça le verre.
— Bois, ma douce.
« Ma douce. » C’était ainsi qu’il s’adressait à Mona, à Rowan et à Mary Jane. Comme à toutes les femmes, probablement. Ce terme pourrait-il aussi s’appliquer à la créature morte enterrée dans le trou avec son père ? Si seulement elle avait pu les voir, ne fût-ce qu’une seconde ! Mais toutes les femmes Mayfair qui l’avaient vu, lui, l’esprit, pendant son escapade meurtrière, l’avaient payé de leur vie. Sauf Rowan…
Rowan souleva le verre. Fascinée, Mona la vit avaler son contenu sans détacher son regard du mur.
Les mains enfouies dans ses poches, Michael l’observait. C’est alors qu’il fit une chose très surprenante : il se mit à parler à Mona de Rowan, comme si cette dernière ne pouvait les entendre. C’était la première fois.
— Quand le médecin lui a parlé de tests, elle s’est levée et s’en est allée. Tu sais, comme quand on a envie d’être seul sur un banc, dans un parc. Si quelqu’un d’autre vient s’asseoir, on se lève et on s’en va.
Il récupéra le verre, dont l’aspect était plus répugnant que jamais. Rowan aurait bu n’importe quel breuvage que Michael lui aurait mis dans la main.
Son visage n’avait pas bougé d’un pouce.
— Je pourrais l’emmener à l’hôpital pour les tests, bien sûr. Elle me suivrait. Elle fait tout ce que je lui dis.
— Pourquoi ne le fais-tu pas ?
— Parce que le matin, quand elle se lève, elle met sa robe de chambre. Je lui prépare toujours des vêtements, mais elle n’y touche pas. J’en déduis qu’elle veut rester à la maison.
Il sembla soudain en colère. Ses joues étaient rouges et le pincement de ses lèvres en disait long.
— De toute façon, aucun test ne pourrait l’aider, poursuivit-il.
Sa voix faiblissait. Plus il regardait Rowan, plus sa colère augmentait. Il cessa de parler.
Soudain, il posa le verre sur la table et mit ses mains à plat de chaque côté. Il approcha son visage de celui de Rowan et la regarda droit dans les yeux, comme pour capter son regard.
— Rowan, s’il le plaît, reviens !
— Non, Michael, s’écria Mona.
— Et pourquoi pas ? Rowan, j’ai besoin de toi ! Tu m’entends ?
Il abattit ses deux mains sur la table. Rowan tressaillit.
— Rowan ! hurla-t-il.
Il tendit les mains vers elle, comme s’il voulait la prendre par les épaules et la secouer. Mais il n’en fit rien.
Il empoigna le verre, tourna le dos et s’en alla.
Mona était pétrifiée, trop choquée pour parler. Au bout d’un moment, elle s’assit lentement de l’autre côté de la table, en face de Rowan, à sa place habituelle. Elle se demanda pourquoi elle restait là. Par loyauté, peut-être. Pour ne pas avoir l’air d’être l’alliée de Michael. Elle s’était sentie rongée par le remords, ces derniers jours.
Si l’on faisait abstraction de l’inertie de son visage, Rowan était resplendissante. Ses cheveux lui arrivaient presque aux épaules. Superbe et absente. Ailleurs.
— Tu sais, dit Mona, je continuerai à venir te voir jusqu’à ce que tu me fasses un signe. Tu me considères peut-être comme une empoisonneuse mais ton mutisme oblige tout le monde à réagir. Personne n’a envie de te laisser seule.
Elle poussa un long soupir et se sentit plus détendue.
— Je suis trop jeune pour savoir certaines choses. Je veux dire par là que je n’ai pas la prétention d’affirmer que je comprends tout ce qui t’est arrivé. Ce serait complètement stupide de ma part.
Les yeux de Rowan avaient viré au vert, comme s’ils avaient absorbé la couleur de la pelouse.
— Mais… euh… tout ce qui arrive aux autres, enfin, presque tous les autres, me concerne. Je sais des choses. J’en sais plus que tout le monde, à part Michael et Aaron. Tu te rappelles Aaron ?
Quelle question idiote !
— Et puis il y a Yuri. Je t’en ai déjà parlé. Je ne crois pas que tu le connaisses. Eh bien, il est parti, pour de bon. Je m’inquiète pour lui, et Aaron aussi. À te voir comme ça, j’ai l’impression qu’on en est au point mort. Si point mort il y a…
Elle s’interrompit. Cette façon d’aborder les choses était encore plus maladroite que la précédente. Impossible de savoir si cette femme souffrait. Mona soupira et tenta de se calmer. Elle posa les coudes sur la table et leva les yeux vers Rowan. Elle aurait juré que Rowan l’avait regardée, l’espace d’une seconde, avant de détourner les yeux !
— Rowan, ce n’est pas terminé, murmura-t-elle.
Elle dirigea son regard vers les grilles, la piscine et, au-delà, la pelouse. Le lagerstrœmia commençait à fleurir. Au départ de Yuri, il était complètement dénudé.
Près de l’arbre, ils avaient discuté à voix basse, et Yuri lui avait promis : « Quoi qu’il se passe en Europe, Mona, je reviendrai pour toi. »
Soudain, elle tourna la tête et… et Rowan la regardait ! Dans les yeux !
Mona était trop stupéfaite pour parler ou bouger. De toute façon, elle avait trop peur que Rowan ne détourne à nouveau les yeux si elle avait la moindre réaction. Avait-elle réussi à capter son attention ?
Progressivement, le visage de Rowan commença à exprimer une terrible tristesse.
— Qu’est-ce qu’il se passe, Rowan ? chuchota Mona.
Rowan émit un petit son, comme pour s’éclaircir la gorge.
— Ce n’est pas Yuri, murmura Rowan.
Elle fronça davantage les sourcils, ses yeux s’assombrirent, mais elle ne dévia pas son regard.
— Qu’y a-t-il, Rowan ? Qu’as-tu dit à propos de Yuri ? Mona eut l’impression que Rowan croyait continuer à parler, sans se rendre compte qu’aucun son ne sortait de sa bouche.
— Rowan, s’il le plaît, dis-moi, supplia Mona. Sans la quitter du regard, Rowan leva sa main droite et la passa dans ses cheveux.
Un bruit vint distraire l’attention de Mona. Deux hommes parlaient, Michael et un autre.
Soudain retentirent des cris ou des rires de femme. Mona n’aurait su dire.
Elle se tourna et regarda vers les grilles. Tante Béatrice arrivait en titubant, le long de la piscine, une main plaquée sur sa bouche et l’autre tendue vers l’avant, comme pour amortir sa chute si elle venait à tomber. Elle criait. Ses cheveux, habituellement retenus sur la nuque par un chignon, tombaient sur ses épaules. Sa robe de soie était tachée et mouillée.
Michael et un homme vêtu d’un costume sombre et austère la suivaient tant bien que mal en échangeant des paroles.
Béatrice, secouée de sanglots, pleurait à chaudes larmes. Ses talons s’enfonçaient dans la terre molle, mais rien n’aurait pu l’arrêter.
— Béa que se passe-t-il ? demanda Mona en bondissant sur ses pieds ?
Rowan se leva aussi en regardant Béatrice courir à travers la pelouse, se tordre la cheville puis arriver jusqu’à elle.
— Ils l’ont fait, Rowan, dit-elle, à bout de souffle. Ils l’ont tué. La voiture a débouché dans le virage. Ils l’ont tué. Je l’ai vu de mes propres yeux.
Mona s’approcha de sa tante qui, de son bras gauche, la prit par la taille, tendant le droit vers Rowan. Rowan prit le bras qui lui était offert dans ses deux mains.
— Béa, qui ont-ils tué ? Qui ? cria Mona. Aaron ?
— Oui, répondit Béa, hébétée, d’une voix à peine audible. Aaron. Ils l’ont tué. J’ai tout vu. La voiture a débouché de St-Charles Avenue. Je lui avais proposé de le conduire en voiture mais il préférait marcher. La voiture l’a heurté volontairement et est repassée trois fois sur son corps.
Au moment où Michael arrivait, Béa s’effondra. Il la rattrapa de justesse et elle se mit à pleurer contre sa poitrine. Les cheveux devant les yeux, elle battait des bras en tremblant, comme un oiseau qui ne sait pas encore voler.
L’homme en costume était un policier. Mona avait aperçu son arme et son holster. C’était un Sino-Américain au visage doux.
— Je suis vraiment désolé, dit-il avec un fort accent de La Nouvelle-Orléans.
Mona n’avait jamais entendu un tel accent chez un homme si manifestement chinois.
— Ils l’ont tué ? demanda Mona d’une toute petite voix, regardant alternativement les deux hommes.
Michael réconfortait Béa par des baisers et des caresses dans les cheveux. Mona n’avait encore jamais vu Béa pleurer ainsi. Au même instant, deux pensées lui vinrent à l’esprit : Yuri devait être déjà mort et Aaron venait d’être assassiné. Cela signifiait probablement que toute la famille était en danger.
Rowan s’adressa calmement au policier :
— Je veux voir le corps. Pouvez-vous m’emmener ? Je suis médecin. Je dois le voir. Laissez-moi une minute pour m’habiller.
Michael eut-il le temps d’être sidéré ? Finalement, ce moment devait finir par arriver. L’horrible Mary Jane n’avait-elle pas dit : « Elle écoute. Elle parlera quand elle sera prête » ?
Ignorant l’aimable policier qui suggérait qu’elle ne devrait pas voir le corps, Rowan dit :
— Béa a besoin de Michael.
Elle tendit la main et saisit le poignet de Mona.
— Et moi j’ai besoin de toi, ajouta-t-elle. Tu m’accompagnes ?
— Oh oui !